Je suis une étrangère. Cet homme qui m’a mise au monde ne me reconnaît pas.
Je l’ai croisé au bas de l’immeuble ce matin, en allant récupérer le courrier. Il avait le regard vide et les poches trouées. Ses doigts, autrefois si gracieux, en taquinaient nerveusement le bord déchiré.
Il est passé à côté de moi ; je lui ai frôlé l’épaule mais il ne m’a pas reconnu.
Il a franchi la porte et un minuscule papier blanc, froissé, a suivi son ombre.
J’ai volé jusqu’à lui et je me suis tenue bien droite, sous la lumière poussiéreuse du réverbère éclairant notre perron, pendant que lui restait dans le noir. Il s’est arrêté, a fait un signe de la tête et a relevé son col.
Il est parti, sans autres fioritures que le cliquetis du parapluie qu’il avait déployé. Même les gouttes sont restées silencieuses.
Cet homme, père énigmatique, est parti au crépuscule. Il aimait ce moment mystérieux où le soleil pénètre la nuit.
C’est un lundi d’automne, l’esprit embrumé par la sueur de ses émois que ma mère l’a épousé. Et quand le jour s’est levé sur sa mémoire, ça l’a fusillée. Elle non plus ne connaissait rien de lui et déjà, son innocence lui manquait : devenir mère ne faisait pas partie de ses priorités.
Elle voulait être médecin. Toute petite, on le lui avait dit ; un chevalier qui sentait la guimauve l’avait posée sur ses genoux en prononçant ces paroles : cette gamine sauvera le monde avec son sourire d’ange.
Elle se répétait la phrase en boucle, telle une berceuse chuchotée au pied du lit d’un enfant qui a peur de l’orage.
Elle était une déesse aux cheveux d’or. Elle parcourrait le monde et deviendrait immortelle, récompensée pour ses bienfaits ! Oui, elle avait un don. Un don extraordinaire : il lui suffisait de souffler doucement, tout doucement dans le cou des innocents pour les réveiller du coma. Ils descendaient alors de leurs nuages et venaient lui faire l’amour, éternellement reconnaissants.
Elle y avait cru. Pour elle, il changerait. Pour elle, il deviendrait doux.
Elle y croyait, dur comme fer.
Tous les jours, elle lui servait son café.
Tous les jours, elle lui disait qu’elle l’aimait. Elle le lui susurrait à l’oreille, en mordillait le lobe et discrètement, soufflait sur sa nuque en priant.
Et tous les jours, il se renfrognait et s’installait au piano.
Alors j’ai déchiré le petit papier froissé qu’il avait griffonné, pris d’un vague sentiment de culpabilité: « Je te quitte, je ne reviendrai plus. Ne me cherche pas. »
Mon père.
Aujourd’hui encore, elle l’attend.
à 18 h 59 min
Texte à la fois magnifique et tragique… Merci
à 20 h 41 min
Oh, merci à toi! Ca me fait très plaisir.
à 17 h 02 min
Les images sont fortes Lou. Il y a un vrai contraste entre la mère enveloppée d’édulcorant et le père, visage terne, solitaire. Un autre texte coup de poing, mais qui ne met pas mal à l’aise.
à 17 h 08 min
Merci Marie pour ton commentaire. C’est très agréable de recevoir un retour, je suis ravie d’avoir pu vous rejoindre ici. Mes premiers textes sont assez sombres, mais j’ose espérer que ce n’est qu’un passage, avant plus de légèreté et surtout … de joie! 😉
xxx
à 21 h 17 min
J’ai beaucoup aimé cette part sombre… J’ai eu aussi cette période de textes sombres… et puis un jour, j’ai réussi à faire rire ! mais au final je ne sais pas si je préfère pas le sombre finalement…
à 9 h 50 min
Oui, je comprends… Les deux ont leurs qualités.
Quand même, je préférerais faire rire! Dans la vie, je suis plutôt une fille drôle, c’est donc parfois étrange ce qui sort de moi.. 😉
Merci Fleur de Menthe!