Il était une fois, dans le nord du royaume, un chien noir semblable à un loup qui errait seul dans les campagnes et que l’on entendait hurler à la tombée de la nuit. Un matin, alors que les villageois se réveillaient, le chien était là, marchant dans une rue. Il reniflait le sol avec attention, suivant une piste qui l’amena devant la porte bleue d’une petite maison dans laquelle vivait une grosse et vieille femme seule et que les enfants, pour s’amuser, appelaient « sorcière ». Il était vrai qu’elle avait un gros nez, beaucoup de rides, une voix éraillée, qu’elle était bossue, qu’on la voyait toujours un balais à la main et que certaines de ses expressions passaient pour des sortilèges. Quand la grosse femme ouvrit les volets et qu’elle aperçut le chien allongé dos à sa porte elle tenta de le faire fuir mais l’animal ne bougea pas, elle tenta de le frapper mais il saisit le manche de son balais dans sa gueule en grognant. La grosse femme hurla qu’elle avait vu le démon dans ses yeux et elle s’enferma dans sa maison toute la journée, criant à la fenêtre pour que quelqu’un daigne lui apporter son pain journalier qu’elle ne pouvait pas aller chercher elle-même. Un bonhomme bouffi alla le lui acheter pour la faire taire et en profiter pour tenter de faire déguerpir le chien, mais le chien _ que chacun appelait « loup » _ resta devant la porte. Lassés, on finit par ne plus s’en préoccuper, laissant la grosse femme à son sort. L’après-midi et la nuit passèrent ainsi, avec des villageois indifférents, une grosse femme terrifiée et cloîtrée chez elle, un chien noir impassible devant sa porte.
Le lendemain matin, le boulanger, qui se levait toujours le premier et habitait en face de la maison de la grosse femme, ne vit pas le chien. Il semblait être parti. Seulement la grosse femme ne se leva pas non plus. Les volets restèrent fermés pendant longtemps, jusqu’à ce que son voisin, inquiet de l’avoir entendue crier pendant la nuit, ne décide de les forcer pour rentrer chez elle. Il grimpa quatre à quatre les escaliers menant au premier étage et entra dans la chambre de la grosse femme. Elle était allongée sur son lit, cireuse et sans vie. L’homme couvrit son visage de son drap puis il ressortit de la maison et, à quelques pas de lui, aperçut le chien noir qui le regardait. L’animal sembla réfléchir un moment puis il détourna la tête et partit au petit trot.
La nouvelle se répandit rapidement dans le village que la grosse femme devant la maison de laquelle le chien s’était allongé la veille était morte. On en tira des conclusions : ce chien indiquait qui allait mourir pour que les villageois se préparent. Le prêtre en parla en termes élogieux et demanda à ce qu’on le nourrisse quand il reparaîtrait.
Et le chien reparut, en fin de matinée, devant la maison de l’homme qui était allé chercher le pain de la grosse femme la veille. L’homme avait entendu les rumeurs, il prit peur, ne voulant pas mourir, et, tellement terrifié qu’il était, n’obéit pas au prêtre et ne donna pas à manger à l’animal. Il tenta de le chasser à grand cri et coups de pieds mais le chien, patient, ne bougea pas. Il grogna un peu du moins et montra les crocs, ce qui suffit à faire rentrer l’homme chez lui pour la journée. Dans le village on se prépara ; on fit faire un cercueil par le menuisier, on apprêta l’église et on fit venir le fossoyeur pour qu’il creuse une nouvelle tombe dans le cimetière à côté de celle de la grosse femme. Une mère de famille, pieuse et respectueuse de la volonté du prêtre, envoya sa fille donner de la viande à l’animal. L’après-midi et la nuit passèrent ainsi, avec des villageois stressés, un homme bouffi enfermé chez lui, un chien noir et impassible devant sa porte.
Le lendemain matin le chien n’était plus là. On alla frapper à la porte de l’homme pour le prévenir mais il ne répondit pas. On prévint un gendarme qui força un volet et pénétra dans la maison pour trouver l’homme. Il était mort lui aussi. Cette fois ce ne fut pas qu’une rumeur qui ébranla le village, ce fut une histoire. Le prêtre félicita Dieu de leur avoir envoyer un tel présent et demanda à ce qu’on laissât une écuelle d’eau devant sa porte en plus de la viande pour que l’animal puisse se désaltérer.
Le chien reparut, en fin de matinée, devant la maison de la mère de la fillette qui lui avait donné à manger. Il s’allongea et attendit, la tête levée, les pattes croisées. La fillette ouvrit la porte la première et se jeta sur l’animal pour le caresser et le câliner mais, bien vite, le chien se lassa et la chassa. La fillette rentra chez elle et prévint sa mère. La femme, qui vivait seule depuis qu’elle était veuve, tenta de faire fuir l’animal elle aussi mais n’y parvint pas. Comme la veille, on prévint chacun que la femme allait mourir et qu’il fallait préparer son enterrement. On prépara. L’après-midi et la nuit passèrent ainsi, avec des villageois préoccupés, une femme restée chez elle avec sa fille, un chien impassible devant sa porte.
Comme prévu, le lendemain matin, le chien n’était plus là et les volets ne s’ouvrirent pas. On les força. La femme était morte. La fille aussi. Certains habitants commencèrent à se poser des questions. La grosse femme était grosse ; l’on pouvait en mourir, l’homme bouffit passait pour un alcoolique ; on pouvait en mourir, la femme avait quelques toussotement depuis plusieurs mois ; on mourrait de maladie, mais la fille ? Le doute parcourut le village mais le prêtre assura que le chien était bienveillant et il demanda à ce qu’on laisse sa porte ouverte car l’hiver arrivait et peut-être voudrait-il un peu de chaleur.
Le chien reparut, devant une quatrième porte, celle d’une vieille et gentille femme qui gardait les enfants quand leur mère devait aider leur père aux champs, qui accueillait les animaux pour les guérir, et qui connaissait toutes sortes de remèdes à toutes sortes de maladies. Elle était très aimée dans le village et notamment par un jeune homme d’une vingtaine d’années qu’elle avait trouvé quand il était nourrisson sur le bord de la route et avait décidé d’adopter. Le jeune homme, incapable d’accepter que sa mère adoptive meurt, tenta de faire fuir le chien. Mais il ne bougea pas. Hurlant et grognant des insultes il passa derrière la maison, parla à sa mère par la fenêtre de la cuisine et entra par-là également. Il monta dans la chambre et alla se cacher dans le placard durant toute la journée. Dehors, comme d’habitude, on faisait préparer les obsèques et l’on discutait que le garçon était certainement allé travailler dans une ferme alentour pour fuir l’évidence. L’après-midi et la nuit passèrent ainsi, des villageois tristes, une femme dans son lit, son fils planqué quand le placard, un chien noir devant la porte de leur maison.
Le garçon lutta pour ne pas s’endormir. Soudain, alors que ses paupières tombaient toutes seules devant ses yeux, il entendit une troisième respiration dans la pièce et retint la sienne. Il glissa son œil entre les deux portes du placard et aperçut le chien au pied du lit de sa mère adoptive. Avant qu’il n’ait pu se demander comment il était entré, le chien changea de forme. Il prit l’apparence d’une femme à la peau bleue ou verte _ il ne voyait pas bien car il n’y avait que la lueur d’une bougie mourante pour éclairer la pièce _ aux longs cheveux noirs qui tombaient comme des baguettes et aux yeux lumineux. La femme, qui portait une robe noire et ample, fit trois pas pour se placer à côté de la vieille femme, s’assit sur son lit, posa une main sur sa poitrine et approcha son visage du sien en pressant. Le garçon crut voir une sorte de vapeur sortir de sa bouche et percuter la vieille femme qui gémit et fronça les sourcils. Elle faisait un mauvais rêve. Le mauvais rêve s’empira et devint cauchemar. La vieille femme hurla un peu plus fort, se débattit, puis il n’y eut plus rien et ses membres retombèrent. Elle était morte. La femme se transforma en mouche en sortit par la fenêtre entrouverte, passant entre les deux volets. Le garçon expira violemment, la bougie posée sur le chevet s’éteignit, il haleta un moment puis sortit du placard et tenta de réveiller sa mère. Mais elle était bel et bien morte.
Le lendemain personne ne fut surpris de ne pas voir le chien noir devant la maison, mais on le fut d’avantage de voir le garçon en sortir. On lui posa des questions, il raconta mais personne dans la foule qui s’était agglutinée autour de lui ne le crut. Personne jusqu’à ce qu’un vieil homme fende la masse de gens et ne se plante devant le garçon.
— Moi je te crois, mon garçon. Ce que tu as vu c’est une Alp, un elfe noir, un démon, une créature errante qui tue car elle n’a pas le choix. Dans ma jeunesse j’ai connu une Alp ; son âme a été libérée quand elle a pût tuer le plus beau cheval de l’écurie de la ferme la plus proche. Approche l’Alp et mène-là à la ferme.
Le garçon réfléchit. La ferme la plus proche était celle où il travaillait. Le plus beau cheval, et le plus robuste, était vraiment très beau et son propriétaire comptait le vendre pour cher pour pouvoir agrandir sa ferme et payer ses dettes. Il ne pouvait pas lui demander de faire une telle chose que de laisser tuer son animal. Cependant il en allait de la vie des villageois. Le garçon savait que le fermier n’accepterait jamais, alors il résolu de faire tuer le cheval par l’Alp sans le lui dire.
Quand le chien reparut en fin de matinée le garçon alla s’accroupir devant lui et le luit dit :
— Je sais que tu es une Alp et que tu veux tuer le plus beau cheval de l’écurie la plus proche. Je ne sais pas pourquoi et je m’en fiche. Mais si tu veux, ce soir, je te conduirai à la ferme et tu pourras tuer le plus beau cheval. En échange tu dois te lever de devant cette porte et rester avec moi durant la journée pour que je puisse te surveiller.
Le chien ne sembla pas comprendre et le garçon douta qu’il soit réellement une Alp. Cependant, quand il se leva et fit mine de partir, le chien le rejoignit et le suivit. Satisfait, le garçon le garda près de lui jusqu’au soir. Quand le soleil eu disparu derrière l’horizon le garçon sortit du village, le chien sur les talons, et prit la direction du sud pendant un quart de lieue, puis il chercha dans ses poches une clé de l’écurie que le fermier lui avait confiée. Les chevaux dormaient. Le garçon désigna la bête la plus belle au chien qui prit forte humaine. Elle se glissa à ses côtés et se pressa contre lui pour le tuer. L’animal mourut. Le garçon attendit que l’Alp revienne et assista à quelque chose d’étrange. Une lueur entoura la créature, sa peau pâlit, blanchit, ses yeux brillèrent moins, des iris et des pupilles apparurent, ses cheveux ondulèrent, ses oreilles se raccourcirent et s’arrondirent, ses lèvres rosirent ; elle devenait femme.
Le garçon écarquilla les yeux.
— Merci, souffla la jeune femme.
Le garçon ne savait que dire. Il finit par proposer à la femme de revenir au village pour y vivre mais elle sourit tristement en secouant la tête, arguant qu’elle allait réparer sa dette en aidant le fermier pour qu’il travaille plus vite et puisse agrandir sa ferme et payer sa dette sans l’aide du beau cheval.
Fin