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Ce jour-là, à la fin du mois de septembre, en l’espace de dix minutes, quelque chose a basculé. Le bruit lancinant du ventilateur au plafond paraissait égrener les secondes. Le peu d’air qu’il brassait, soulevait les mèches de cheveu de Dave Beckman, assis au bar. Dave
replia le journal. Il venait de lire ceci :
Daily Review – 28 septembre 1990 –
Avis de décès
Mr Roger Darius, Gouverneur de Lousiane et vétéran de la seconde guerre mondiale, est mort à l’âge de 70 ans. Le service funéraire et la cérémonie se tiendront dans la plus stricte intimité familiale. La date n’a pas encore été communiquée au vu du drame qui s’est joué. Nous présentons toutes nos condoléances à la famille.
Difficile d’exprimer ce qu’il éprouvait après avoir lu la nouvelle dans le quotidien. Toujours est-il que le gouverneur n’était plus de ce monde. Dave commanda son troisième café de la matinée. Par cette chaleur humide, l’eau aurait été plus désaltérante. Mais après sa
deuxième nuit blanche, le café était la seule boisson capable de le tenir éveillé. Billy, le barman, alluma le téléviseur situé au-dessus du bar. Il orienta le bras télescopique de manière à ce que les fidèles du « Pastry Pantry Café » puissent voir l’écran.
Avec le brouhaha ambiant, les paroles de la journaliste étaient difficiles à saisir. En direct de Bâton-Rouge, elle était filmée devant la demeure du gouverneur, une gigantesque bâtisse à colonnades blanches.
– Ce que je dis moi, c’est qu’il l’a bien cherché.
Depuis le temps que ça lui pendait au nez, à provoquer les gens on se récupère ce qu’on sème. Ça, c’est George, toujours prêt à donner son avis. Sa chemise blanche moulait son corps épais,
elle contrastait avec la couleur de sa peau.
– Je ne suis pas d’accord. Il a beaucoup fait pour notre ville. Moins d’agression, plus de travail. Maintenant, ma fille sort seule le soir et je ne suis pas obligé d’aller la chercher. On se sent plus libre.
Ça, c’est Billy, toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin. La chaleur n’avait pas d’effet sur lui, il avait toujours l’air de sortir de la douche.
– Ah oui, faut croire que tu r’gardes pas la télé. Pas plus tard que la s’maine dernière, un maroufle s’est fait complètement défiguré. Sa mère l’a pas reconnu, il parait.
Les deux acolytes attablés avec George, retraités et pécheurs de crevettes du bayou Buffalo, tout comme lui, étaient arrivés au bar depuis longtemps et à première vue, le café n’était pas la seule boisson qu’ils avaient ingurgitée depuis le matin. Ils profitaient du spectacle qu’offrait George chaque jour.
– Mon cher George, continua le barman, le gars défiguré s’est fait attaqué par un crocodile dans sa piscine. Alors oui sa mère ne l’a sûrement pas reconnu.
Les deux collègues de George se tapèrent avec force les mains sur les cuisses. George en profita pour se resservir une rasade.
Dave écoutait les conversations. Il tentait de capter les mots de la journaliste qui s’agitait bien seule dans le poste pendant que chacun dans le « Pastry Pantry Café » y allait de son commentaire.
Les uns disaient que ce n’était pas une grande perte, comme George, les autres comme Billy le regretteraient.
– Je vous parie 10000 piastres qu’ils l’attraperont pas celui qu’a fait ça. Asteur, il doit déjà être loin. Et puis la mafia doit pas être loin de cette affaire, insista George.
– Dites-pas n’importe quoi. La mafia n’est pas toujours derrière toutes les affaires, intervint le barman.
Dave avait le temps. Il était gardien de prison mais la prison, ayant été déclarée insalubre par les autorités, avait fermé et les détenus transférés au pénitencier d’Angola, le pire de tous. Sans emploi depuis un an, il trouvait des petits boulots par-ci par-là pour finir ses fins de mois et même en entamer les débuts. Le chômage grandissant dans la ville exhortait chacun à la débrouille.
Chaque jour, il s’arrêtait chez sa mère pour déjeuner. Sarah Beckman cuisinait ses plats préférés. Le fameux jambalaya que toute la ville de Chalmette lui enviait, les huîtres que Dave dégustait nature, et pour finir les beignets qui lui rappelaient son enfance.
Le parcours de la balade était le même depuis des années et passait inévitablement devant le garage de Joe. La Cadillac était là qui lui faisait de l’œil. Dave imaginait sa mère caresser le volant, faire ses bagages et partir enfin prendre du bon temps.
Avant de tourner dans le boulevard la Fayette où habitait sa mère, Dave s’arrêta à la cabine téléphonique.
– Mr Farelli ?
A l’autre bout du fil, une voix rauque décrocha, une voix qui dégageait une odeur de nicotine
et de goudron.
– Pas de nom. Vous avez le code ?
– Libitina.*
– Ok ! Passe au « Thomas Bar », sur Johnson Avenue. Le gars au bar te remettra
l’enveloppe.
– Ne faites plus appel à moi. C’était la seule fois.
– On ne se connait pas, tu nous oublies, on t’oublie, c’est clair !
Dave frappa à la porte du boulevard La Fayette, 26. Il entendit des voix à l’intérieur. Il entra. Gillian, la meilleure amie de sa mère était là. Elles étaient assises toutes les deux à la table ronde du salon, Gillian tenant les mains crispées de Mrs Beckman. Sarah avait l’air affligée.
– Maman, Gillian, que se passe-t-il ?
Mrs Beckman étant dans l’impossibilité de prononcer un mot, Gillian répondit à sa place :
– Dave, ta mère doit te parler. C’est important. Assieds-toi.
Dave obtempéra sans comprendre vraiment ce qui se jouait. La sueur coulait le long de ses
tempes.
Mrs Beckman essaya quelques mots, en vain. Elle chuchota seulement :
– Gillian, dis-lui, moi je ne peux pas.
Gillian avança le journal devant les yeux de Dave. Subitement, la fatigue s’en alla pour laisser place à un sentiment confus d’inquiétude lorsqu’il aperçut la photo du gouverneur en première page, évidemment la même une que le quotidien lu quelques heures plus tôt.
Elles étaient déjà au courant. Comment avaient-elles deviné ? Comment était-ce possible ? Et sa mère, dans quel état se trouvait-elle à cause de lui ? Il ne se le pardonnerait jamais.
Comme un boxeur ayant reçu un uppercut et près du KO, il bredouilla, naïf :
– Maman, c’était pour la Cadillac !
– Dave, Roger Darius a été retrouvé mort hier au soir. Cette nouvelle, dit Gillian d’une voix étouffée, a comment dire…bouleversé ta mère. Elle le connaissait. Et…
Gillian saccadait ses phrases. Elle n’aurait pas cru qu’un jour elle révèlerait « le secret » et que c’est son amie, elle-même, qui le souhaiterait.
La chemise de Dave était devenue sa deuxième peau. De l’eau ruisselait sur ses joues, ses mains laissaient des traces sur la table cirée. Son cœur se soulevait comme s’il était sur un cargo en pleine tempête. Mais où sa mère avait-elle bien pu rencontrer le gouverneur ?
Gillian tentait de dessiller les yeux de Dave le plus délicatement possible :
– Il était prêt de vous deux durant toutes ces années, comme il a pu. Les premiers temps, il venait te voir dès qu’il pouvait et avant que tu ne sois en âge de comprendre, il s’est fait, disons, plus discret. Ta mère lui est restée fidèle depuis même si…
Soudain, Mrs Beckman plia son mouchoir, releva la tête doucement et chercha les yeux de son fils. Elle interrompit le récit de Gillian :
– Dave, mais de quelle Cadillac parles-tu ?
* Libitina : Déesse romaine des funérailles
à 15 h 24 min
A couper le souffle……..un texte tres bien ecrit. Et une fin sur mesure.
à 12 h 55 min
juste pour dire que j’ai beaucoup aimé ton texte. En l’espace de 10 minutes j’ai basculé dans un autre monde, dans la touffeur de ce bar, à côté de tes personnages…Quel voyage !
à 13 h 11 min
merci beaucoup pour tes commentaires encourageants, Axelle.
C’est bien d’avoir des avis de lecteurs et de personnes qui écrivent.
à 15 h 35 min
Moi, je ne suis pas dans la touffeur du bar à la lecture du texte, mais plus dans cet univers typiquement américain que tu nous décris, et qu’il faut dire, j’ai peu l’habitude de lire…
Beaucoup de mystère !
à 17 h 32 min
Merci pour les commentaires.
Les mots font différents effets sur les personnes et c’est très interessant d’avoir plusieurs avis.
à 8 h 27 min
On se laisse emporter dans un univers de suspens et on a très vite envie d’en savoir plus au fil de la lecture.
Bravo!
à 22 h 31 min
Et pendant quels instants, je respirais l’air chaud et poisseux du Pastry Pantry café, je savourais une paëlla de la Nouvelle Orléans et je rêvais même de conduire la Cadillac 😉
à 18 h 06 min
J’ai eu l’impression de voyager dans l’espace et dans le temps grace a ton texte parfaitement ficele du debut a la fin!
Et puis il y a aussi cette fin que j’aime beaucoup.
à 22 h 33 min
Quel surprise, et quelle moiteur jusque dans la fin qui nous laisse une boule dans la gorge.
Il faut continuer à nous proposer des nouvelles, Martha.
J’aimerais en avoir à lire au coin du feu… à la place de la broderie!
à 11 h 54 min
durant 50 petites minutes (je fais durer les moments précieux ) je suis partie en Amérique ou j’ai fait une rencontre surprenante. Tu as réussit à me faire voyager. Bravo Marha !
à 11 h 06 min
Martha, pourquoi n’en as tu pas fait une douzaine d’ histories , pour nous amuser et nous apporter loin d’ici, où nous mourons d’ennui? Ecris encore, je t’en prie!
à 16 h 32 min
Quel réussi….on se serait cru en plein Louisiana. Bravo ma bonne Martha! Vous en avez d’autres nouvelles à partager?