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Ce jour-là, à la fin du mois de septembre, en l’espace de dix minutes, quelque chose a basculé.
Dans le cadre le plus commun, dans la monotonie glacée des jours de septembre, j’étais assise sur un banc de la gare de Tampere. Tu sais, sur l’un de ces petits bancs qui font face au kiosque étroit, où l’étalage de magazines côtoie bon nombre de bonbons au réglisse. Je portais cette robe beige avec une ceinture noire dont le nœud ne tenait pas, j’avais les joues trop rouges à cause de ma maladresse, et le chignon noué en haut de ma tête menaçait de tomber. A quoi bon ? De toute façon, j’étais blonde comme la plupart des femmes qui attendaient avec moi. J’étais invisible. Et ce, malgré tous ces petits efforts qu’un homme ne voit jamais. Oui, tous ces artifices agonisaient lentement dans l’attente.
J’attendais. Toujours. Comme chaque vendredi soir, j’attendais le train de mon fiancé revenant d’Helsinki. Le regard rivé sur le grand tunnel menant aux quais, j’enfonçais mes mains en boule dans le fond des poches de mon manteau. C’était une estampe vieille de deux ans, deux ans de vie commune à attendre ici, chaque soir. J’essayais de me souvenir des bons moments, mais je n’y arrivais pas. Tout était enlisé, recouvert de papiers jaunis dans le creux sombre de ma mémoire. Les mêmes contours, les mêmes odeurs. Et alors que j’essayais en vain de me rappeler une bribe, une miette de sourire, tu m’as parlé.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Oui, une amie.
Et, pour la première fois, j’ai menti. Ce n’était pas prémédité, pourtant. Je crois que c’est la surprise de te voir là, assis à côté de moi sans que je ne te remarque une seconde, alors que les lumières du hall s’étaient allumées. Au fond, je ne sais pas ce qui m’a surpris le plus. Que tu me parles ? Que tu ne sois pas finlandais pour interpeller ainsi une inconnue ? … Que tu me vois ?
— D’Helsinki ? demandas-tu.
— Oui. Et vous ?
Tu n’étais pas finlandais. Oh non, pour être à la fois si bavard et si indiscret, tu devais être un français maladroit, voilà tout. Je ne te l’ai jamais dit, mais ton accent me faisait rire.
— Je ne sais pas encore. Peut-être la Laponie, peut-être Helsinki, et pourquoi pas Londres ? Je n’en sais rien. J’attends.
— Vous attendez quoi ?
Tu as souri comme si c’était une question stupide. Comme si tout était si simple.
— Quelque chose qui change ma vie. Un coup du sort, peut-être.
— C’est absurde.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas un coup du sort que de prendre des décisions, de faire des choix, dis-je. C’est comme ça que l’on change sa vie, pas autrement.
— Ca veut dire que vous avez choisi de venir attendre votre amie sur ce banc ?
— Ce— je, elle me l’a demandé, balbutiai-je. C’est différent.
— Qu’est-ce qui est différent ? De se plier aux règles de politesse et aux conventions au lieu de choisir ce que l’on veut faire de sa vie ?
Et tu as ri, avant que ton regard ne caresse la grande horloge de la gare. Tu allais partir, je le sentais, tu allais sauter d’une falaise que je ne franchirais jamais, gravir des montagnes dont j’ignorais le nom, goûter des choses dont j’ignorais la saveur. « Goûter des choses ». Mes joues s’empourprèrent.
— Ce n’est pas si simple, persistai-je.
Alors tu t’es tourné vers moi, comme on le fait pour donner son attention à une personne. Ce moment où l’on devient davantage qu’une voix, plus que des mots. Tu m’as demandé avec une voix profonde :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Absurde. C’était absurde mais j’ai regardé autour de moi. J’ai regardé ces lignes, ces couleurs, ces lueurs figées tout autour de moi. Je les ai vus, une à une. Et j’ai fondu en larmes. Je connaissais cette ville par cœur, mais je ne me connaissais pas moi-même.
— Être une autre personne, soufflai-je sans m’en rendre compte.
Tu as à nouveau regardé l’horloge, mais cette fois, il y avait une lueur de regret dans tes yeux. J’ai suivi ton regard, remarquant que le train de mon fiancé allait bientôt arrivé. Encore une fois. Et puis, j’ai senti ta main recouvrir mon épaule, avec ces longs doigts de pianiste, comme une chaleur que l’on donne une fois, une poignée de mains pressante qui promet le monde. J’ai continué à fixer l’horloge, pour ne pas te voir. De la buée sortait de ma bouche et mon cœur frappait contre ma poitrine. Je savais ce que tu allais me demander, et ça me terrorisait.
— Alors, partez avec moi.
Parfois, je cherche l’intonation mystérieuse qui a éveillé le feu de ces mots incandescents. J’en ai parfois la gorge sèche, sèche de ne pas avoir eu ton courage. Bon sang, tu réalises un peu ? Tu m’as demandé de sauter ! Tu m’as demandé de vivre un rêve avorté depuis longtemps, un rêve dont je ne possède que de fines larmes. Je ne pouvais pas bouger. Je voulais voir le monde, mais j’étais figée dans cet univers dont je ne parvenais pas à m’échapper. Tes mains sont venues essuyer mes larmes, comme un « c’est pas grave ». J’ai tourné la tête pour te dire « d’accord », pour te dire oui. Mais tu as posé tes lèvres sur ma bouche. C’était trop tard, tu étais déjà parti. Tu as pris ton sac, et tu as disparu.
Aujourd’hui, j’ai grandi. J’ai vu la chevelure de l’Himalaya, le tapis cendré du Sahara, les vagues bleues de Trinidad et Tobago ; j’ai brûlé dans le sein du Chili, senti l’odeur du lotus d’Inde. Parfois, quand j’essaye de me souvenir de ton ombre, tard dans la nuit, j’avoue tout bas que j’aurais dû te suivre. Au fond, j’étais trop bête. Mais surtout, je n’étais pas prête.
Je ne me demande jamais pourquoi, mais toujours quand. « Quand ? »
C’était en septembre. Dix minutes. Tu regardais l’horloge sans savoir que ces dix minutes resteraient ancrer à moi à jamais, car ce soir là, tu ne m’as pas demandé de sauter. Non, ce soir-là…
Tu m’as demandé de sauter. Avec toi.
à 13 h 57 min
Ton histoire m’a envoutee. Le dur sujet des choix. On se croit libre mais le sommes nous vraiment? Je crois qu’il est toujours difficile de dire ‘oui’ a l’inconnu et encore plus de savoir si nous serons a la hauteur de notre ‘oui’.
Belle participation