Soline est sensible. Plus encore que le sont les feuilles d’un saule pleureur pris dans les bourrasques de vent. Les émotions ne glissent pas sur elle. Elles ne se contentent pas de l’effleurer comme le feraient les gouttes d’une pluie d’été. Soline boit la vie, elle éponge les débordements de sentiments, elle aspire les coulées dont les âmes se débarrassent au fil des pas quotidiens. Pas pressés par le temps, pas chassés de côté, pas dansants, piétinements incessants, investissant avec leurs gros sabots ses artères sanguinolentes, débarquement fracassant dans la tour de contrôle. Contrôle de soi il n’y a plus. Tout l’échiquier renversé. Le fou a tout balayé, tout avalé. Tous les jours, plusieurs fois, tout reprendre, tout remonter, tout recommencer. Tous les jours, tenter à nouveau de rester debout, solide, droite, impassible. Impossible pense-t-elle.
Même derrière son imperméable noir, même sous sa chevelure ramenée d’un côté sur l’autre, voilant son regard d’un épais rideau obscur, même faufilée à travers les corps enchevêtrés dans les wagons, même recroquevillée au fond d’un wagon aux fauteuils défoncés, aucune parade ne résiste à l’affluence des pensées, des scrupules, des angoisses. Des poings serrés aux joues fardées, des yeux éteints étreints de fatigue aux yeux noircis de khôl trop sombre. de la foule à l’isolement de son appartement, de la vie brute, vraie, aux faux sentiments des romans, des pages de littérature aux séries romantiques, chaque jour est un déferlement sans fin, une tornade infernale.
Alors Soline reste plantée, concentrée sur un détail de l’environnement qui laisseraient ses larmes couler à l’intérieur. Toujours un livre pour dérouter son attention, la laisser s’éparpiller, se disloquer, se défaire de sa force d’unité. Pourquoi tant d’ouvertures vers les autres, pourquoi tant de fuites. Percée en de multiples endroits, les vies la traversent de part en part. Soline se perd un peu plus, bientôt, elle se laissera happée par les bruits, bientôt trop avancée dans le chemin accidentée des âmes vagabondes.
Sur le quai blanc immaculé de traces de pas, de crasse quotidienne, ses pieds s’avancent. Bientôt sa tête se penche, et tel un balancier, tout son corps projette en avant sans la délicatesse imagée des ralentis, avec la vitesse ahurissante du poids du corps soumis à la loi de la gravité.
Le ralenti intervient après, dans un soudain excès de contact. Toutes les vitres explosent, tous ses sens implosent, Soline se sent aspirée dans le tourbillon de l’inattendu. Projetée en arrière, au milieu de la foule, la main ne quitte pas sa peau. Les doigts s’enfoncent dans la chair jusqu’à laisser une marque rouge. Sourde aux autres, évaporée dans une dimension nouvelle, Soline ne peut quitter des yeux cette main dont les extrémités des doigts blanchissent sous la pression exercée.
Main si forte, si inconnue, qu’elle dérègle tout, de la platitude du sol à l’équilibre du monde…
Mais soudain, sourde au monde, ses yeux l’aveuglent d’une lumière absente et noire. Le vide.