Concours de la rentrée #Kmill

1 octobre 2012 10 h 19 min

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Ce jour-là, à la fin du mois de septembre, en l’espace de dix minutes, quelque chose a basculé.

Le vent s’est levé autour de l’hôpital DuBellay. Des dizaines de mères accoudées aux fenêtres ont pu voir ce changement brutal de météo. Des hommes bientôt pères et déjà angoissés n’ont pas relevé le bruit des arbres ni le soudain assombrissement dans les couloirs de l’hôpital. Les infirmières et médecins n’ont même pas fait attention aux bourrasques de vent en allant chercher les blessés dans les ambulances. Au final je suis le seul à avoir senti cela. Moi, le vieillard de quatre-vingt-sept ans.

Il y a de cela cinquante-quatre ans, j’ai gravi les premières marches de cet hôpital fraîchement construit, pour me rendre au chevet de ma femme, qui venait de donner naissance à notre premier enfant : Lionel. Les murs neufs avaient déjà vu passer de nombreuses personnes aux expressions différentes, et les couloirs spacieux étaient déjà encombrés, l’odeur médicamenteuse qui s’échappait des chambres, s’était déjà imprimée dans les murs.

Il y a cinquante ans, je me suis rendu à nouveau dans cet hôpital, mon fils de 4 ans, s’était blessé en tombant à vélo. J’ai alors réalisé ce que le terme « paternité » signifiait réellement. Assis comme tous les autres dans ce long et silencieux couloir, j’ai attendu qu’on le plâtre. J’ai croisé le regard de nombreuses personnes ce jour-là, elles n’ont pas croisé le mien, elles étaient trop occupées : les médecins, les mères, les familles,…

Tous ces gens déchirés par l’interminable attente. Enfin, ce que je pris pour ma dernière visite fut en septembre 1999, lorsque ma femme succomba à un cancer. Elle avait vécu ses derniers instants enfermée entre les murs blancs de cet hôpital, qui n’avait plus rien de moderne. Il était triste. Déprimant. Pendant trois semaines elle était restée paisiblement assise à regarder les arbres qui se balançaient au rythme effréné du vent. Elle ne semblait pas avoir peur. Et en la regardant j’ai saisi la profondeur des regards des gens lorsque j’étais venu ici avec Lionel après sa chute de vélo, les gens ne vous regardent pas parce qu’ils sont bien trop occupés à autre chose : à l’avenir, à la souffrance, à l’absence. Tous les jours Miriam et Lionel, mes deux enfants venaient la voir quelques instants avant de repartir dans leur monde, moi je restai ici nuit et jour, lui lisant des articles en tout genre, lui racontant nos souvenirs pour qu’elle ne les oublie jamais, ou même jouant quelques fois avec elle aux échecs.

Et puis un matin, en l’espace de dix minutes, quelque chose à basculé, son cœur s’est emballé, et elle m’a abandonné. Elle nous a quitté si rapidement que même au bout de deux ans de combat, je ne m’étais jamais préparé à ce que ce jour arrive. A un tel sort.

Un matin, l’ambulance est venue me chercher, comme ça, alors que je n’avais rien demandé.
Ce jour-là, à la fin du mois de septembre, en l’espace de dix minutes, quelque chose a basculé. Comme une surprise, alors qu’elle m’emmenait je regardais au loin le vent s’agiter et le temps se changer derrière les vitres arrière du véhicule. Je n’avais pas peur. J’ai repensé à ce trajet que j’ai si souvent fait. Des trentaines de fois au moins. C’est drôle comme toutes les choses vous semblent différentes quand elles sont vos dernières fois. Les bruits de la ville, le cri des jeunes enfants, les rires des filles, le souffle du vent sur ma peau de vieillard, la chaleur du soleil sur vos mains, les bruits de pas, et les cris d’Au Secours. Alors que j’étais poussé par des jeunes hommes, je vis défiler autour de moi une multitude de personnes, et pour la première fois elles me regardèrent. Avec tristesse. Elles m’observaient comme si j’étais une connaissance, un voisin, un ami. Mais cette fois-ci c’était différent, la vérité c’est que poussé sur ce brancard, malgré les médecins qui s’affairaient à me ramener à la vie, pour la première fois la seule personne qui ne les regardaient pas c’était moi.

Alors que le vent se déchaînait, que des mères attendaient le rétablissement de leurs enfants, que des pères entendaient les cris de leur progéniture, que des familles entières patientaient dans la plus douloureuse des épreuves, je mourrais. Et dehors, comme dedans le chaos régnait.

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